Un soir particulièrement délicieux et tiède de mai 1997, Isild-Lizzie, après une agréable promenade au bord du lac, s’était installée sur sa terrasse, et se balançait doucement sur le rocking chair qu’elle venait d’acquérir dans un vide- grenier.
De la maison lui parvenait la divine voix de Joan Baez et cette chanson, Amazing Grace, qu’elle aimait par-dessus tout.
C’était étrange, elle, tellement indifférente et apparemment peu émotive, elle vibrait de tout son être à ces notes, cette voix, ces paroles.
Elle s’aperçut qu’elle en avait la chair de poule et quasiment les larmes aux yeux.
« Quelle sensiblerie, ma chère ! Tu te laisses aller » se morigéna-t-elle.
Elle se laissa reprendre par la rêverie alors que Joan Baez entonnait « Farewell Angelina ».
Elle n’entendit même pas la BMW de Markus arriver, et lorsque celui-ci apparut dans l’allée, elle sursauta presque.
-Hello, Lizzie ! On se la coule douce ? » Lui jeta-t-il joyeusement avant de grimper à la hâte la volée de marches qui menaient à la terrasse.
Il l’embrassa dans le cou et lui mit une bouteille dans les mains :
« Champagne ! A mettre au frais d’urgence ! »
Lizzie rit et se dirigea vers la cuisine.
« On fête quoi, au juste ? » s’enquit-elle.
-Surprise, surprise ! »Et Markus rit de bon cœur.
C’était un grand gaillard d’une trentaine d’années, assez beau, bronzé, les cheveux bruns et il semblait toujours heureux, se montrait toujours agréable et facile à vivre.
Il prenait la vie avec une certaine insouciance et semblait n’accorder d’attention qu’aux bonnes choses qu’elle pouvait lui apporter.
Secrètement, Lizzie lui enviait ce caractère facile, cette aisance avec laquelle il se dépêtrait de tout problème.
Tout glissait sur lui, sauf le bonheur.
Isild lui jalousait .secrètement son aptitude aux plaisirs, quels qu’ils soient, menues jouissances comme grandes félicités.
Il est vrai que tout lui avait souri depuis sa naissance : enfant unique de deux cardiologues renommés, il avait été choyé, n’avait pas jamais connu le moindre problème, le moindre souci.
Facile d’être heureux, avec une telle vie ! Se surprit-elle à penser. S’il avait eu des parents comme les miens, et une vie grise comme une pierre tombale, il serait moins optimiste.
Elle s’en voulut de cette pensée négative, presque jalouse, et, comme pour se faire pardonner, glissa sa main dans la sienne.
Ils restèrent un long moment, immobiles et silencieux, perdus dans la contemplation du lac.
Puis Markus se leva:
« Bouge pas, Lizzie ! Je m’occupe de tout si tu me permets de fouiller dans ta tanière »
Et il revint avec deux flûtes et le champagne, et ce n’est qu’à ce moment-là qu’il se décida à parler.
« J’ai donné mon préavis à l’hôpital, je pars dans trois mois »
« Hein, quoi ? Fit Isild interloquée. Je croyais que tu étais passionné par la pratique hospitalière.
-C’est vrai…Mais, mes parents veulent prendre leur retraite pour profiter un peu de la vie. Et…
-Ils te proposent de leur succéder, c’est ça ?
- Oui. Et puis, il y a des tas d’autres raisons. Tu sais, ce que je fais actuellement n’est guère lucratif…Si un jour je dois me marier et fonder un foyer, ça risque d’être un peu juste aux entournures. Alors, je suis les conseils de mes bons vieux parents. « L’argent ne fait pas le bonheur mais il y contribue…grandement » énonça-t-il d’un ton faussement sentencieux.
Elle rit :
« Toi marié, et avec charge de famille, je voudrais bien voir ça ! »
Et d’un geste taquin, elle lui ébouriffa les cheveux
Il la regarda avec une intensité qui la mit mal à l’aise avant d’ajouter :
« Lizzie, cela fait maintenant des mois et des mois que nous nous fréquentons et je crois bien… (Il se racla la gorge) hem. Je crois bien que je suis sûr…heu….que je t’aime.
Lizzie-Isild Edeltraut Novak, accepterais tu de m’épouser ? »
Et à la manière d’un chevalier d’autrefois, il mit un genou à terre et lui prit doucement la main.
Si Lizzie s’était attendue à ça !!!
Elle resta un long moment silencieuse, toute à ses pensées, à ses démons intérieurs.
Et Markus dut prendre sa mine lugubre pour de l’émotion, car il se mit à l’embrasser avec effusion.
Ce fut une véritable douche froide.
Lizzie se dégagea de son étreinte et le regarda presque sauvagement.
« M’épouser, tu veux m’épouser, Markus ? Mais quelle drôle d’idée. Tu es devenu fou ou quoi ? Je trouve que nous sommes très bien comme nous sommes ; nous avons chacun notre vie et nous nous voyons uniquement lorsque nous en avons envie.
La liberté, Markus, mais que fais-tu de ma liberté ?
Je n’ai absolument aucune intention de me marier, ni avec toi ni avec qui que ce soit d’autre.
Je veux rester maîtresse de ma vie.
C’est non, Markus, définitivement non »
Le jeune homme avait pâli pendant la tirade d’Isild.
-Mais, Isild-petite Lizzie, il est temps pour toi aussi de songer à construire ta vie, un foyer, des enfants » protesta-t-il
La jeune femme lui décocha un regard glacial :
« Construire un foyer ? Mais ce n’est pas dans mes cordes, je dois d’abord me construire, moi.
Tu as saisi ? ME construire ! Des enfants ? (elle eut un vilain rire) moi, avoir des enfants ? Mais je n’aurai jamais d’enfants, Markus, jamais, jamais, jamais ! »
-Mais, pourquoi, Lizzie ? Je suis sûr que tu serais une merveilleuse mère et une merveilleuse épouse…
-Tais-toi ! fit-elle avec une sourde colère. Mais, Markus Schmidt, que sais-tu donc de moi pour te croire autoriser à émettre un tel jugement ? Tu ne me connais pas ! siffla-t-elle.
-Mais, voyons, ma chérie, cela fait presque deux ans que nous nous fréquentons ! je pense donc te connaître un peu. Et puis, nous sommes si bien ensemble, tu ne trouves pas ? »
Isild marcha de long en large sur la terrasse, l’air concentré, le regard farouche, avant de se retourner vers le jeune homme.
« Hé non ! Markus ! Tu ne connais presque rien de moi.
Tu connais, je suppose, une petite infirmière qu’on appelle Lizzie, qu’on aime généralement bien. Point !
Mais que sais-tu vraiment de moi ? Rien !
Je suis comme une coquille vide, Markus on ne m’a jamais aimée ni on ne m’a jamais appris à aimer, alors ne viens pas me parler d’amour.
Ta tirade sur « femme et enfants » me donne envie de gerber, oui, de gerber !
Non mais, tu t’imagines peut-être qu’après avoir été couvée par deux vieux communistes desséchés et presque muets, j’ai envie de me retrouver à partager la vie de qui que ce soit ? J’ai grandi comme j’ai pu, Markus, sans amour, dans un monde triste où même la nourriture n’avait pas de saveur.
Un monde dans lequel je n’existais pas. Isild petite souris……Et tu me vois avoir des enfants avec le passé que j’ai ? Hein ? Je ferais quoi avec des enfants ? C’est quoi, d’ailleurs un enfant ? Murmura-t-elle d’une voix sourde ?
C’est quoi l’amour ? Je suis désolée, je n’ai pas ton expérience du bonheur ! Je ne rendrais personne heureux et je serais la première malheureuse !»
Elle tourna vers lui un regard de bête traquée, et rentra en pleurs dans la maison.
Comme si elle s’enfuyait devant un grave danger, elle courut jusque dans sa chambre, et, en pleurs, se jeta sur le lit.
Qu’est-ce qu’il venait lui casser les pieds, ce balourd, avec sa gentille petite vie bien rangée, bien bourgeoise.
Il voulait quoi ? Une bonniche pour lui préparer ses repas, cirer ses godasses et moucher ses marmots ?
Maintenant, c’était de rage qu’elle pleurait.
La famille ? Elle ricana toute seule.
Elle en avait eu une, ou du moins une étrange association d’êtres dissemblables comme forcés par la nécessité de cohabiter.
Elle grimaça de dégoût : plus jamais ça, même dans un emballage doré comme ce que lui proposait Marcus.
Jamais ! cria-t-elle !
Resté sur la terrasse, Markus était songeur : qu’avait-il dit de si épouvantable ? Visiblement, Lizzie n’était pas prête pour le mariage et il se sentait un peu honteux de lui avoir proposé de l’épouser comme on promet monts et merveilles à un enfant intéressé par d’autres merveilles.
Il avait eu tort de s’emballer ! Quel imbécile il faisait ! Il n’avait jamais été question de fiançailles ni de mariage entre eux, et de but en blanc, il jetait ça à la tête de Lizzie que l’idée-même de famille semblait terrifier.
Il se savait un bon parti et n’importe quelle autre fille que Lizzie aurait été heureuse d’accepter…
Mais, justement, Lizzie était Lizzie, un petit être attachant, certes, mais bien plus complexe qu’il n’y paraissait.
Il l’entendait pleurer et cela le peinait.
Il rejoignit la jeune femme, s’assit au bord du lit et s’appliqua à la calmer.
« Là, ma douce, c’est fini. C’est ton grand imbécile de Markus qui a sérieusement déconné.
Je te demande pardon, je ne voulais ni te blesser, ni te rappeler de mauvais souvenirs ; oublions ma proposition idiote, tu veux ?»
Lizzie leva vers lui un regard encore humide, mais parvint à esquisser un pauvre petit sourire.
« Tu es un triple idiot, Markus Schmidt, un quadruple idiot, même.
Je vais essayer d’oublier ton offre totalement déplacée, mais je te garantis que si tu t’avises de recommencer, tu le regretteras amèrement. »
Elle ajouta, presque rêveusement :
« N’oublie jamais cela, Markus : toi et moi, cela fait « toi plus moi », cela ne fera jamais « nous ». Je ne ferai jamais partie d’un « nous ».
Compris ? »
Markus acquiesça : il avait parfaitement compris.
Pour le moment du moins, Lizzie souhaitait farouchement garder son indépendance.
Bah ! se dit-il, nous avons toute la vie devant nous !
Finalement, la soirée s’acheva mieux qu’elle n’avait commencé. Isild retrouva son calme et même sa bonne humeur, puis accepta de suivre Markus à l’Auberge des Glycines.
Le repas, écrevisses à la nage, brochet, assortiment de desserts exquis, le tout arrosé d’un bon vin, firent vite oublier aux jeunes gens la scène pénible qui s’était déroulée peu de temps auparavant.
Et ce fut bien éméchés qu’ils rentèrent chez Isild.
La tension nerveuse accumulée avait disparu et ils passèrent le reste de la nuit à faire l’amour. Passionnément, se raccrochant l’un à l’autre comme deux naufragés dans la tourmente.
Toutefois, les jours suivants, Isild se sentit assez mal dans sa peau.
Parler mariage, famille, enfants, l’avait déstabilisée.
Avait-elle seulement connu l’enfance ? Elle ne se souvenait même pas avoir reçu le moindre jouet, la moindre poupée.
Elle n’avait jamais connu les joies de la famille : pas de grands-parents, ni d’oncles, tantes, cousins.
Non, juste ce couple âgé qui lui parlait du bout des lèvres.
Elle avait passé son enfance entre l’école et sa chambre, avec des livres pour seules distractions.
Et ses parents, si vieux, blafards, incolores même, ne s’étaient guère intéressés à elle. Du moment qu’elle obéissait et se taisait, ils étaient satisfaits.
Ils ne l’aimaient pas, et c’était réciproque : on arrivait tout juste à se supporter chez les Novak. Alors, l’amour, les joies de la famille, à part un piège, elle ne voyait vraiment pas ce que ce pouvait être.
A l’adolescence, certaines pensées l’avaient tourmentée, puis écœurée jusqu’à la nausée : ces êtres falots et sans beauté, il avait bien fallu qu’ils copulent pour qu’elle vienne au monde.
Et cette idée l’avait longtemps torturée et dégoûtée.
Mais la vie avait continué, t elle bénissait ses études d’infirmière, la chute du Mur, et même le décès de ces cancrelats qui lui avaient tenu lieu de parents.
Et maintenant qu’elle était à l’Ouest, du bon côté, elle ne se laisserait pas attraper comme les poissons dans la nasse.
Elle était libre, heureuse à sa façon, elle n’allait certainement pas renoncer à ses projets à venir pour une bague au doigt et une vie médiocre de bourgeoise asservie à un seigneur et maître !